Sandrine Campese, autrice de la comédie historique Le Dîner de Condé, revient pour La France dans une assiette sur le rôle essentiel qu’a joué François Vatel dans l’histoire de notre gastronomie. Ce maître d’hôtel, qui fut au service de Nicolas Fouquet et du Grand Condé, est le héros de sa pièce de théâtre qui sera jouée en septembre à Paris.
La France dans une assiette : Que sait-on de la naissance et de l’enfance de François Vatel ?
Sandrine Campese : Pas grand-chose, justement ! Sans compter que des « fake news » circulent sur son compte. François Vatel a vu le jour après 1624, année de mariage de ses parents, mais l’on ignore la date exacte, bien que Wikipédia indique « 1631 ». Ce que l’on sait avec certitude, c’est qu’il était picard et fils de laboureur. À l’époque, un laboureur était un propriétaire terrien. Vatel a donc grandi dans le monde rural, au plus près de la nature, au sein d’une famille d’agriculteurs aisés.
LFDA : Perçons le mystère sans plus attendre : Vatel était-il cuisinier ?
S.C. : Eh non, contrairement à une idée très répandue, Vatel n’a jamais été cuisinier, il n’a pas commencé sa carrière en tant que « pâtissier-traiteur* », comme on peut le lire toujours sur Wikipédia. Ce mythe d’un « Vatel cuisinier », apparu au XIXe siècle, a la peau dure, malgré différents démentis, dont celui de Nicole Garnier, une des spécialistes de François Vatel. Ce dernier n’est pas non plus l’inventeur de la crème Chantilly : cette crème sucrée et fouettée existait déjà au XVIe siècle, et elle n’a pris le nom de « Chantilly » qu’au XVIIIe siècle. Le véritable mystère réside en la destinée de François Vatel : comment ce fils de laboureur picard parvient-il à entrer au Château de Vaux-le-Vicomte, au service d’un des plus grands hommes d’État du XVIIe siècle, Nicolas Fouquet ?
*À l’époque, les pâtissiers-traiteurs proposaient des pâtisseries sucrées mais aussi salées, des hors-d’œuvre et des entrées chaudes.
LFDA : Comment s’est passée sa collaboration avec Nicolas Fouquet ?
S.C. : Très bien, jusqu’à la chute... Plus qu’un maître d’hôtel, Vatel est l’homme de confiance de Fouquet. Il lui voue une telle admiration qu’il possède même un portrait de lui dans sa chambre. Auprès de Fouquet, Vatel exprime tout son potentiel : organisateur de génie, son talent confine à l’art et atteint son paroxysme lors de la fameuse fête du 17 août 1661, à laquelle est convié le jeune Louis XIV. Un palais somptueux, de la vaisselle d’or, des mets raffinés, une loterie mettant en jeu perles et diamants (où chaque numéro est gagnant !), une comédie-ballet de Molière, Les Fâcheux (spécialement écrite pour l’occasion), une chasse improvisée, un feu d’artifice... La suite, on la connaît : le Roi Soleil en prend ombrage, la fête est finie pour Fouquet, arrêté quelques semaines plus tard par d’Artagnan.
LFDA : Qu’est-il arrivé à François Vatel ?
S.C. : Si Fouquet est banni, puis emprisonné dans la forteresse de Pignerol jusqu’à sa mort en 1680, le sort réservé à François Vatel est plus incertain. Alors que les collaborateurs les plus proches de Fouquet, dont ses domestiques, sont arrêtés, questionnés (parfois vigoureusement), voire emprisonnés, Vatel serait d’abord resté courageusement en France, à la disposition de son maître, avant de s’exiler tout comme l’intendant Jean Hérault de Gourville, qu’il a rencontré chez Fouquet et qu’il retrouvera ensuite chez le Grand Condé. Les deux hommes se seraient rendus en Angleterre, puis aux Pays-Bas espagnols (l’actuelle Belgique).
LFDA : Comment François Vatel se retrouve-t-il au service du Grand Condé ?
S.C. : Cette fois-ci, c’est un peu plus clair ! C’est Gourville qui aurait introduit Vatel auprès de Louis II de Bourbon, mieux connu sous le nom de « Grand Condé ». Cousin de Louis XIV, le Grand Condé est un grand chef militaire, vainqueur de la bataille de Rocroi en 1643. Mais, parce qu’il s’est opposé au Roi pendant la Fronde et qu’il a combattu contre lui avec les Espagnols, Condé est tombé en disgrâce. Il faudra attendre qu’il récupère ses biens, et notamment son château de Chantilly, pour que François Vatel entre à son service, en 1663.
LFDA : Quel est son rôle, durant cette période ?
S.C. : Plus encore qu’à Vaux-le-Vicomte, Vatel apparaît à Chantilly comme un « super-régisseur » : la bonne marche du château dépend essentiellement de lui. En premier lieu, il doit gérer tout l’approvisionnement en nourriture, en vaisselle, en meubles...., jusqu’au foin pour nourrir les chevaux ! Pour ce faire, il est en contact direct avec les pourvoyeurs, qui jouent les intermédiaires entre fournisseurs et acheteurs. C’est lui qui règle les factures... et les différends entre les domestiques ! Ainsi, quand le Grand Condé invite le Roi et la Cour (2000 personnes tout de même !) à venir festoyer au château de Chantilly les 23, 24 et 25 avril 1671, il confie à son précieux « contrôleur général de la bouche » l’organisation des réjouissances.
LFDA : En parlant de « bouche », comment étaient servis les repas lors de ces festivités ?
S.C. : Le XVIIe siècle est l’âge d’or du « service à la française ». Chaque repas comporte plusieurs services – environ cinq – articulés autour de potages, hors-d’œuvre, rôts, entremets et desserts. Tous les plats d’un même service sont déposés simultanément sur la table, à une place bien précise, pour produire une harmonie de formes et de couleurs. Pour ce faire, chaque service doit contenir le même nombre de plats.
Imaginons à présent que vous dîniez chez le Grand Condé. Les domestiques commencent par déposer sur la table différentes sortes de potages. En théorie, vous faites votre choix en fonction de votre goût et de votre humeur. En pratique, vous vous limitez aux potages qui se trouvent à votre portée. Puis, au bout de quinze-vingt minutes, les potages sont remplacés par des hors-d’œuvre, qui restent la même durée sur la table, et ainsi de suite. Problème : au XVIIe siècle, on mangeait souvent froid ! Ce n’est qu’au XIXe siècle que s’est imposé le « service à la russe » que nous connaissons aujourd’hui : les hôtes se voient servir des portions individuelles, tout juste sorties des cuisines, donc chaudes !
LFDA : Quel mets aurions-nous pu déguster lors de cette réception d’avril 1671 ?
S.C. : Malheureusement, nous ne disposons pas des menus qui ont été servis lors de cette fête, mais nous pouvons nous en faire une idée. En 1671, la cuisine française est en pleine mutation. Les pratiques ancestrales, héritées du Moyen Âge et de la Renaissance, sont progressivement abandonnées ou adaptées. Ainsi, la consommation d’épices est réduite, les viandes ne sont plus sucrées. Fini les grands oiseaux rôtis, comme le héron, le faisan et le cygne qui s’étaient fait une place de choix sur les nobles tables au motif qu’ils volaient haut, donc au plus près de Dieu. Place aux petits oiseaux : bécasse, pigeon, canard, ortolan, alouette...
Nous assistons à la naissance de notre gastronomie (même si le mot n’est attesté qu’au XIXe siècle). Jugez plutôt : le sucre est désormais réservé au dessert, on recourt aux herbes aromatiques, on ajoute des légumes dans les entremets ou en accompagnement des viandes, on introduit des matières grasses, comme le beurre, pour adoucir l’acidité, on sert les fruits en marmelade ou en mousse pour éviter le déplaisant spectacle de la mastication.
LFDA : Tous les convives mangent-ils avec une fourchette ?
La fourchette, née sous Henri III (1551-1589), met du temps à s’imposer. Louis XIV en personne se refuse à l’utiliser. Craint-il, s’il adopte cet ustensile, être associé aux mœurs d’Henri III, connu pour s’être entouré de favoris dénommés « mignons » ? À la cour du Roi Soleil, la fourchette sert surtout d’instrument de service : on pique les viandes pour les déposer du plat à l’assiette, mais ensuite, c’est avec les doigts qu’on les porte à sa bouche. En parlant de viande, ce qui frappe quand on lit un menu de l’époque, c’est la quantité astronomique de viande qui est présentée aux différents services. Viandes rouges et viandes blanches se côtoient de près, souvent « empilées » les unes sur les autres. Même si les menus font de plus en plus de place au « végétal », il ne faisait pas bon être végan à la table du Roi !
LFDA : Et qu’aurions-nous bu à la table du Roi ?
S.C. : Du vin de Bourgogne, par exemple ! Précisons qu’auparavant, on coupait le vin avec de l’eau, du miel ou des épices. Au Moyen Âge, on buvait de l’hypocras : du vin mélangé à de la cannelle, de la vanille, du girofle et du sucre. Cet élixir permettait de favoriser la digestion et de redonner du tonus. Mais en cette deuxième moitié du XVIIe siècle, on tire aussi un trait sur ces pratiques. Désormais, on boit le vin pur, pour profiter pleinement de ses arômes de sa couleur vermeille, de sa robe veloutée, de ses arômes puissants. Autrement dit, on ne met plus d’eau dans son vin !
LFDA : Pas de champagne ?
S.C. : Pas encore ! Il faut attendre la toute fin du XVIIe siècle pour voir apparaître sur les tables royales et aristocratiques le vin de Champagne, qui devient le vin préféré de Louis XIV. Selon la légende, c’est au célèbre moine « Dom Pérignon » que l’on doit le procédé qui a permis l’élaboration de ce vin mousseux français, encore si réputé de nos jours.
LFDA : Lors de cette fameuse réception organisée par le Grand Condé, a-t-on également servi des produits de la mer ?
S.C. : Oui, et d’une certaine manière, cela coûtera la vie à François Vatel. Le souper du jeudi 23 avril est plutôt réussi, même si Vatel déplore que le rôt ait manqué à deux tables (pas à la table royale, fort heureusement), car soixante-quinze convives se sont ajoutés à la dernière minute. Vatel aurait alors déclaré : « Je suis perdu d’honneur, voici un affront que je ne supporterai pas ». Sans compter que le feu d’artifice est un peu occulté par les nuages, ce qui contrarie encore davantage ce maître d’hôtel ultra-perfectionniste.
Le lendemain, le vendredi 24 avril est un « jour maigre » : on doit servir du poisson, et non de la viande. Vatel a pris ses précautions plusieurs jours en avance, en passant commande dans les ports les plus réputés de Normandie : Dieppe, Le Havre, Boulogne... Saumons, soles, bars, turbots, barbues, raies... sont attendus au château de Chantilly le vendredi au petit matin.
LFDA : Et la commande de poissons n’arrive pas comme prévu, c’est bien cela ?
S.C. : Exactement. Ce vendredi 24 avril, à 4 h du matin, François Vatel ne dort pas (Cela fait douze jours qu’il n’a pas fermé l’œil !). A-t-il un mauvais pressentiment ? Il attend de pied ferme la livraison des poissons. Or, un seul livreur se présente, avec deux paniers, alors que plusieurs dizaines étaient attendus ! Pour Vatel, c’en est trop, il patiente encore quelques heures, puis, ne voyant rien venir à 8 h du matin, il se réfugie dans sa chambre. À l’intendant de la maison, Jean Hérault de Gourville, qu’il croise sur le chemin, il aurait lâché : « Je ne survivrai pas à cet affront-ci ! ». Quelques minutes plus tard, François Vatel est retrouvé mort. Il s’est empalé à trois reprises sur son épée, préalablement coincée dans le chambranle de sa porte.
LFDA : Comment expliquer ce geste ?
S.C. : Nous ne saurons jamais ce qui a réellement poussé François Vatel à passer à l’acte. L’histoire retiendra qu’il a préféré mourir plutôt que d’être déshonoré, suivant ainsi le célèbre adage du Dom Juan de Molière : « L’honneur est infiniment plus précieux que la vie. » Certains ont voulu avancer d’autres raisons pour expliquer son geste, lui prêtant même un amour impossible avec une dame de la cour. Cette thèse est d’ailleurs reprise dans le film Vatel de Roland Joffé, mais sans aucun fondement. Était-il accablé de dettes ? Rien non plus ne l’atteste. Moralement instable ? Point de psychologues du travail, à l’époque ! Ce qui est fort probable en revanche, c’est que François Vatel était totalement surmené, en manque de sommeil, en situation de stress intense, ce qui a pu grandement altérer ses facultés de jugement. En ce sens, c’est peut-être le premier « burn-out » de l’histoire.
LFDA : Quelle trace laisse-t-il dans l’histoire de France, et dans celle de notre gastronomie ?
S.C. : François Vatel a d’abord été un oublié de l’histoire. Son suicide ne sera même pas évoqué dans La Gazette, le célèbre journal de l’époque. Il faut attendre le XIXe siècle, siècle de gastronomie, pour que son nom apparaisse, non sans quelques inexactitudes (« Vatel cuisinier », « Vatel inventeur de la crème Chantilly »). Quantité de plats « à la Vatel » – pourtant bien étrangers au maître d’hôtel – fleurissent dans les menus. Consécration : « être un vatel », au XIXe, c’est être un grand cuisinier ! Le XXe siècle poursuit sa réhabilitation, avec la création, en 1981, de l’école hôtelière Vatel, qui rayonne désormais à travers le monde. Il fallait bien cela pour rendre hommage à un homme au destin exceptionnel, qui a porté à sa perfection l’art de la table, l’élégance du service à la française et le raffinement de notre gastronomie.
Autrice. Sandrine Campese a publié une vingtaine d’ouvrages. Aimant jouer avec les mots, les effeuiller (d’où le nom de son premier blog « La plume à poil »), les dessiner (à travers sa méthode : la mnémographie), elle les met désormais en scène au théâtre.
Le Dîner de Condé, cette comédie historique raconte les préparatifs de la fête donnée par le Grand Condé en avril 1671 au château de Chantilly, en l’honneur de Louis XIV. Elle dévoile les coulisses de la grande cuisine française au XVIIe siècle et rend hommage à un maître d’hôtel au destin exceptionnel : François Vatel. La pièce a été jouée en septembre 2023 au théâtre de Nesle, Paris 6e.
Elle sera reprise les 22, 23, 25 et 29 avril 2024. Pour réserver
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